Histoire de la médecine japonaise 1 – des âges archaïques à l’introduction du Bouddhisme

22 Déc, 2019
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Alors que l’on parle couramment de la médecine chinoise, on entend et on lit peu de choses sur la médecine traditionnelle japonaise. Nous vous proposons de voyager à travers le temps à la découverte de cette médecine qui n’est pas née au Japon, mais qui a vu fleurir bien des spécialités propres à l’archipel du soleil levant. Premier épisode.


Avant de débuter cette histoire, il est important de comprendre pourquoi la médecine japonaise est aussi peu diffusée à travers le monde. Tout d’abord parce qu’elle est née en Chine et que sa branche japonaise dite « Médecine Kanpo » est une variante de la chinoise, certes fort riche en développements et innovations, comme c’est le cas aussi pour la médecine traditionnelle coréenne ou vietnamienne, jusqu’à devenir une science à part entière. D’ailleurs, le terme « Kanpo » (漢方医学, kanpō igaku) signifie littéralement « médecine selon les Han », soit le peuple majoritaire en Chine. On le voit, les Japonais ne se cachent pas des origines de leur médecine.

La seconde raison tient au manque de traduction française et anglaise de la médecine Kanpo. En effet, si vous faites un tour sur un site populaire de vente de livres, vous verrez que la différence est énorme. Mais depuis quelque temps, on voit tout doucement apparaître des ouvrages qui se revendiquent directement de la médecine japonaise. Il y a donc de l’espoir pour l’avenir.

Les âges archaïques

Bien que les premiers Japonais n’aient pas à proprement parler de médecine, cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils fussent ignares des plantes et des techniques de soin. Le peuple Aïnous, installé sur l’archipel depuis le paléolithique (deux vagues de migrations, 130.000 ans et 30.000 ans auparavant), possède ses propres techniques de soin, essentiellement à base de plantes, mais pas seulement. On a découvert grâce aux fouilles, qu’ils faisaient par exemple des trépanations pour soigner de la syphilis[i]. Si nous ne possédons pas ou peu de traces sur la médecine d’alors, la science de la paléopathologie qui est en plein essor nous permet petit à petit de découvrir que les peuples primitifs ne l’étaient pas tant que ça.

Crâne datant du néolithique, avec marque de trépanation.

Lors du mésolithique (entre 8.000 et 300 av. J.-C.), débute la période Jomon. Elle est réputée pour ses poteries à décor cordé. Les techniques évoluent rapidement et l’on passe d’une société de chasseur-cueilleur à une société proto-agricole. Avec l’arrivée de la riziculture (sur terrain sec) en provenance de la Chine (via la Corée au 5° siècle av. J.-C.), l’agriculture augmente passablement la durée de vie des habitants. Il faut dire aussi que le peuplement a changé. À partir des premières vagues migratoires du 7° siècle av. J.-C.,  les nouveaux arrivants sont plus grands, plus forts et mieux armés que les autochtones. Issus à la fois de Corée, Mandchourie , Chine du Nord et Philippines, ils vont rapidement conquérir le territoire en repoussant les Aïnous et créer leur propre histoire et mythologie. Dans leurs bagages, ils apportent non seulement des savoirs faire techniques encore inconnus au Japon (travail du bois et l’agriculture) mais aussi des bribes de médecine. Dans la mythologie shintoïste, Amaterasu est la déesse du soleil qui naît de l’œil gauche d’Izanaki (créateur du monde et Japon) et qui introduit la riziculture, le ver à soie et le blé. Le peuple japonais lui doit tout et son symbole est toujours sur le drapeau national sous forme d’un disque solaire rouge. Mais elle ne vient pas seule : Ōkuninushi, Sukunabikona sont les dieux de la médecine.

Le temple Oku jinja est dédié à Okuninushi, le dieu shinto de la médecine. Il se trouve à Shūchi dans la province de Shizuoka.

Pendant le néolithique, les peuples se sont sédentarisés. Les poteries ont permis de stocker le grain, mais aussi les plantes médicinales. Les chamans vont de village en village pour lutter contre les maladies et faire des prédictions en relation avec le monde des esprits. Il faut dire qu’à cette période on pense que les maladies sont dues à de mauvais esprits (démons) qu’il faut extirper de la personne atteinte. Prières, grimoires, écritures magiques, amulettes, tout est bon pour soigner. Cette manière de faire va perdurer longuement dans l’histoire du Japon, comme nous le verrons plus tard.

La période dite « Yayoi » (-800 à -250 av. J.-C.) est celle de la fusion des différentes peuplades migrantes, mais qui restent divisées en une centaine de petits royaumes. De plus, elle voit arriver le bronze (mais sans qu’il existe un âge du bronze, le Japon est un cas particulier à cet égard) et le fer. Les villages se fortifient et s’arment, on coupe les forêts et on ouvre davantage de zones agricoles dans un pays que les chinois appellent « Wa » (倭)[ii]. Il faut dire que les besoins en terrain agricole se font pressants, car la riziculture vient d’apparaître (toujours en provenance de la Chine). Son rendement est bien supérieur à la technique sur sol sec et la population augmente rapidement pour atteindre le chiffre (estimation de Jean-Noël Biraben[iii]) de 600.000 habitants en -300 av. J.-C .

Esprits (Yokai ou Kami) japonais, parfois bons, parfois mauvais, il fallait les extirper du corps en cas de maladie.

Lors de la période « Yayoi », les traditions chamaniques ne disparaissent pas mais se fondent les unes dans les autres pour, petit à petit, devenir la religion Shinto. Le principe de base tient en la croyance de l’existence de « 6 millions de dieux » (kami) qui se trouvent en tous lieux et en toutes choses. Pour pouvoir atteindre ces kamis, le Shinto développe le concept de pureté. Pureté mentale, pureté du corps, pureté spirituelle, ces notions vont devenir le cœur de l’esprit japonais et ils auront une influence directe sur l’hygiène. Mais n’avançons pas trop vite.

Les relations avec la Chine

On sait grâce au « Hou Han Shu » (livre des Han postérieurs, deuxième empire chinois) que des échanges réguliers avaient lieu avec le continent, notamment la Chine. Dès 57 apr. J.-C. apparaît la première mention manuscrite du pays de « Wa ». Cependant, les échanges remontent à bien avant cette date. Les historiens de la cour des Han parlent de contacts établis lors de la dynastie Zhou (-1046 à -256 de notre ère). Sous la dynastie Qin qui succède, le tout premier empereur de Chine envoie des ambassades au Japon et les premiers rapports officiels sino-japonais ont lieu en 33 av. J.-C. Ces ambassades sont très importantes, car, outre la délégation protocolaire, on emportait aussi des moines, des artistes martiaux et des médecins. Or en Chine, les grands écrits de médecine ont été rédigés pendant la période qui court de -200 et +220. On peut donc en conclure que très rapidement, le Japon eut connaissance des classiques de médecine chinoise, en commençant par le « Huang di nei jing » (Classique interne de l’empereur jaune).

Copie du classique de l’empereur jaune, exemplaire du 19° siècle.

Les relations avec la Chine devinrent de plus en plus stables et solides, notamment sous l’empereur Han Wudi (140-85 de notre ère). Celui-ci avait divisé l’empire en 4 grandes provinces chinoises et le Japon était l’une d’elles et, de fait, le pays de « Wa » payait tribut à son immense voisin sans pourtant n’avoir jamais été envahi par la Chine. Mesure préventive dirons-nous, pour assurer la tranquillité du pays.

Introduction de la médecine chinoise

Le règne de l’empereur nippon Ōjin (qui régna de 270 à 310) est particulièrement important pour le Japon. Tout d’abord, parce qu’il est le premier empereur historique du pays, les 14 prédécesseurs étant considérés comme faisant partie de la mythologie. Ensuite, parce que sous son règne les Chinois introduisirent le tissage de la soie et les premières techniques médicales dignes de ce nom.

Portrait à cheval de l’empereur Ojin

Plus tard, au milieu de 5° siècle, apparaît le début d’un système d’écriture largement inspirée des caractères chinois. Cette révolution permit la constitution d’archives administratives, mais surtout de pouvoir lire les textes chinois et écrire sur les sujets de leur choix, dont la médecine. À partir de ce moment-là, les arts et les sciences chinoises affluèrent littéralement sur l’archipel.

Planche japonaise d’illustration de l’intérieur du corps humain.

Dans cette affluence, la Corée fut d’une grande aide. De nombreux livres arrivèrent par leurs biais, mais surtout de nombreux médecins coréens furent appelés à la cour japonaise. On sait grâce aux recherches historiques pointues de Doo Jong Kim[iv] (en 1955) qui étaient ces hommes. Par exemple, en 414 Kim Mu (Kon bu en japonais) fut envoyé à la cour de Yamato, car il était réputé pour son habileté à soigner. En 552, des herboristes-pharmaciens (Han-Ryōhō et Tei-Yūda) arrivèrent également au Japon pour enseigner l’art de la préparation des plantes. En 595, le bonze Kokuryo introduisit la médecine vétérinaire.

L’année 561 est à marquer d’une croix blanche, car elle constitue un véritable tournant pour la médecine au Japon. En effet, cette année-là un médecin de Chine du Sud débarque au Japon. Il s’agit de Chi Chong, qui apporte avec lui pas moins de 164 ouvrages de médecine, dont les classiques, des traités d’acupuncture et de moxibustion. Grâce à cet apport de taille, les Japonais purent lire et interpréter plus en avant les principes chinois.

D’ailleurs, les Japonais avaient un esprit curieux et très tôt ils firent preuve d’initiative. On sait qu’en 458 l’empereur ordonne l’autopsie d’une princesse (nommée Taku Hata) soupçonnée d’être enceinte lorsqu’elle se suicida. Mais on ne trouva que des kystes. Le fait anatomique était donc déjà une préoccupation de l’époque, alors que les Chinois ignoraient le principe de l’autopsie, sauf sur des cadavres de criminels.

Arrivée du Bouddhisme

En 552 (13e année du règne de l’empereur Kimmei) les premiers moines bouddhistes missionnaires arrivent au royaume de Yamato, royaume qui va rapidement soumettre toutes les principautés du pays et l’unifier. À cette occasion, le roi de Corée offre une statue de Bouddha en bronze, divers objets d’art, des rouleaux et des bannières, qui furent refusés par le conseil de l’empereur, car celui-ci était composé de shintoïstes purs et durs. L’arrivée du Bouddhisme (sino-coréen) est une grande nouveauté pour le Japon. La statue fut remise à Soga no Imae (mort en 570) dont la maison de campagne devint le premier temple bouddhiste de l’archipel. Aussitôt, on attribua une nouvelle épidémie de peste à sa présence et le temple fut rasé. Mais les calamités naturelles et les maladies qui s’ensuivirent furent si terribles que l’on autorisa vite la construction de nouveaux temples. Comprenant la faiblesse des Japonais en matière de médecine (les maladies étant toujours vues comme un fléau des esprits), nombreux sont les moines qui vont prodiguer des soins et s’attirer ainsi les faveurs de la population. C’est pour cela que les véritables débuts de la médecine sont étroitement liés à l’arrivée du Bouddhisme et que cette religion qui « soigne les esprits » sera aussi celle qui apporte les soins du corps. Son Bouddha de la médecine est Yakushi Nyorai (soit Bhaiṣajyaguru en sanskrit).

Bhaiṣajyaguru, le Bouddha de la médecine.

En 553, l’empereur Kimmyō demanda plus de savants coréens. Il accueillit un docteur « des cinq classiques »[v], un docteur en divination, un docteur en art calendaire, un docteur en médecine, des pharmaciens-copistes, des musiciens et un prêtre [vi] pour parfaire son éducation et celle de sa cour. Toutefois, personne ne songeait vraiment à apprendre des techniques venant de l’étranger au point que dans leurs rapports envoyés en Corée, les savants se demandaient si les Japonais n’étaient pas un peu idiots.

50 ans plus tard à peine, les choses ont bien changé.  Le prince Shōtoku Taishi (574-662), qui exerça sous l’impératrice Suiko (554-628),  fut si favorable à « la religion qui s’intéresse aux malades » qu’il leur offrit officiellement le droit d’éduquer les enfants, de faire la charité envers les pauvres, de donner les soins aux malades, d’utiliser et de créer l’art, la médecine, le folklore et la poésie dramatique. Le Bouddhisme devint le mentor et la médecine s’organisa autour de son enseignement. Pour avoir un prêtre-médecin-érudit permanent à la cour, l’impératrice fit venir en 602 Kwanroku de Kudara (en Corée) que l’on nommait « Docteur des cinq classiques », remplacé en 516 par un autre, et ainsi de suite pendant longtemps. Le portrait de Kwanroku a été conservé à la cour impériale.

Shōtoku Taishi

Bien inspirée par son docteur, l’impératrice envoya dès l’année suivante de nombreux jeunes étudiants en Chine pour y étudier la médecine. Elle recommença en 608 en ordonnant cette fois-ci qu’ils y restent 15 ans afin de revenir avec une connaissance complète de la science médicale chinoise. À leur retour, tous ces étudiants devenus médecins commencèrent à diffuser efficacement la médecine chinoise à travers tout le Japon.

Les moines médecins pouvaient lire les ouvrages de médecine directement en chinois et les appliquer comme ici pour la préparation en pharmacopée

Un siècle plus tard (en 702), le phénomène était si bien installé que l’empereur Mommū (683-707) composa un code où se trouve la première réglementation de la pratique médicale, le programme des études et la répartition des spécialités sur des modèles chinois [vii]. Une académie médicale est créée à la capitale (Fujiwara, dans la province de Yamato), gérée par la cour et seuls les fils de bonnes familles pouvaient y entrer. Mais dans les provinces des collèges médicaux apparaissent et l’entrée y est moins restrictive. Voici la liste des spécialités :

  1. Pharmacie
  2. Massage
  3. Acupuncture
  4. Exorcisme
  5. Art médical

L’art de la pharmacie est aussi celui de la connaissance de la pharmacopée. Il consistait à reconnaître les plantes, savoir les récolter, les conserver, les préparer et les utiliser, sans oublier de les combiner pour potentialiser leurs effets. Son livre de référence est le Shennong bencao jing (Classique de la matière médicale du Laboureur Céleste, soit Shen Nong lui-même, le père de la pharmacopée chinoise)

Shen Nong, l’un des trois augustes chinois, goûtant une herbe pour en tester ses effets. Il est le père de la pharmacopée chinoise.

Concernant le massage, il est à noter qu’on apprenait dans le même temps à réparer les fractures et faire les pansements, ce qui montre que le massage était à visée médicale dès ses origines (au Japon tout du moins). Il prendra rapidement le nom d’Amma[viii].

L’acupuncture à cette époque est déjà bien évoluée, et il existe déjà de grands classiques que tout bon acupuncteur se devait de connaître : le Huangdi Neijing (classique interne de l’empereur jaune), le Jinggui yaolüe (Prescriptions essentielles du cabinet d’or) et le Shang Han Lun (traité de maladies dues au froid), tous deux rédigés par le célèbre Zhang Zhongjing (150-219).

Zhang Zhongjing est considéré comme l’Hippocrate chinois.

L’exorcisme nous apprend que si l’approche rationnelle de la maladie commence à voir le jour, la pratique chamanique qui consiste à chasser les démons du corps est encore  bien ancré dans l’esprit de l’époque.

L’art médical quant à lui était composé de plusieurs domaines, soit la médecine interne (tai ryō), la chirurgie (sō shu) avec soin des plaies, blessures, tumeurs, art vulnéraire et oncologie, puis la pédiatrie (shō so) et enfin dans un ensemble assez vaste on étudiait en même temps l’otologie (troubles de l’oreille), l’ophtalmologie, la stomatologie et l’odontologie (ji moku kō shi).

La médecine Kanpo était née. Désormais elle va se développer de manière continue, notamment pendant la prochaine période historique, la période de Nara.

Auteur : Ivan Bel

(à suivre : épisode 2)


Notes et sources

  • [i] in « Mémoire sur les trépanations préhistoriques », 1886, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 30,‎ par Albert de Nadaillac,
  • [ii] A ce sujet, le nom de Wa avec ce caractère 倭 à la sens d’un homme qui est mandaté ou qui est rejeté. Ce serait potentiellement le « pays des rejetés », en référence aux migrants qui ont quitté le continent pour aller vivre sur cet archipel lointain. On peut le traduire aussi par « nain », ce qui plaisait encore moins au Japonais. Au 8° siècle, ils changèrent eux-mêmes le caractère (avec la même prononciation) pour 和, qui a le sens de « paix » ou « harmonie », soit le « pays de la paix ».
  • [iii] in « Le point sur l’histoire de la population au Japon », 1993, Jean-Noël Biraben, chez Persée.
  • [iv] in « History of medicine of ancient and medieval Korea : an abstract in english », Doo Jong Kim
  • [v] Les 5 classiques chinois sont établis sous la dynastie des Han : Classique des documents, Classique des vers, Classique des mutations, les Annales du Royaume de Lu, Classique des rites (et/ou un sixième qui serait le Classique de la musique, mais cette ouvrage a été perdu).
  • [vi] in « La littérature historique du Japon, des origines aux Ashikaga » 1903, bulletin de l’EFEO, par E. Maitre.
  • [vii] in « La médecine japonaise, des origines à nos jours », 1977, éditions Roger Dacosta, par Pierre Huard, Znsetsou Ohya et Ming Wong.
  • [viii] Pour en savoir plus sur le programme complet de l’Amma, lire l’article « existe-t-il une tradition en Shiatsu ? », 2017, Ivan Bel
Ivan Bel

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