De 710 à 1333, trois périodes de l’Histoire du Japon s’échelonnent avec toujours de nombreux remous et de sanglantes batailles. Mais en ce qui concerne la médecine, ces périodes marquèrent les premières bases solides d’une pratique systématique et bien encadrée par le pouvoir impérial. Ce sont les fondements de la médecine Kanpo.
La période Nara ne dura que 70 ans (de 710 à 784). Si on devait la résumer, elle tiendrait en quelques mots : l’affirmation du Bouddhisme comme religion d’État, l’amour d’une impératrice pour son mari et la création du premier musée au monde. A cette époque le Japon est encore fortement sous l’influence de la culture chinoise. Nara la capitale est elle-même une réplique de la ville chinoise de Xi An, reproduisant exactement le même plan architectural, ville qui passait pour être la perle de la Chine de cette époque. L’impératrice Genmyō qui fonda la ville voulut également que la culture soit aussi brillante que sa contrepartie continentale, notamment en ce qui concerne les palais et les temples. Le Bouddhisme florissant de la période précédente prend ses lettres de noblesse et de nombreux temples poussent un peu partout, dont le plus célèbre est le Todaiji (東大寺, « Grand temple de l’est »).
La demande culturelle est si importante que les lettrés, poètes, bonzes et médecins affluent sur l’archipel. Voici quelques exemples : le bonze chinois Kan-Jin (687-763) arrive et étudie les plantes locales, tout en enseignant la médecine chinoise et le Bouddhisme. Il soigna avec succès l’empereur et sa mère, qui en retour lui firent faire une statue en bois le représentant, qui resta au temple Tōshō. Devenu aveugle, il serait retourné en Chine où il fut opéré de la cataracte et revint au Japon en tant que voyant. Cet aller-retour (s’il est avéré) dû faire sensation à l’époque et renforça l’aura de la médecine chinoise comme étant une médecine hautement sophistiquée. Après lui vinrent Hōzō de Paekche (en Corée), puis Hōren, Hōei, et bien d’autres. L’impératrice Komyo[i] (701-760) était si éprise de l’esprit de ces hommes brillants, qu’elle créa un hôpital (la maison de la Charité) pour les pauvres et les lépreux. Car, si les médecins arrivaient du continent, les maladies aussi. L’épidémie de variole qui ravagea le pays en 735 était originaire de Corée. Pour conjurer le sort, l’empereur Shōmu (701-756) fit ériger un Bouddha colossal[ii] (Daibutsu) qui fut installé au Todaiji. Il y est encore.
Lorsque Shōmu mourut en 756, son épouse qui l’aimait tant, décida de créer un musée au sein du Todaiji[iii]. Elle offrit 600 objets appartenant à son mari, afin que chacun puisse admirer cet homme. Mais elle ne s’arrêta pas là et fit don au temple de 60 médicaments à distribuer aux malades qui se présenteraient. Cette liste existe encore, et en effet, les administrateurs distribuèrent de nombreuses potions et herbes aux plus pauvres. Ce qui est intéressant c’est que cette liste fut étudiée par des équipes d’historiens de la médecine entre 1948 et 1955. L’étude – une fois publiée – montre clairement que la plupart des produits étaient importés de Chine ou de Corée. Mais les chercheurs[iv] allèrent plus loin encore, en comparant les traitements de l’époque (qui correspond à la dynastie Tang en Chine) avec la Materia Medica dont ils disposaient. Chaque traitement a été recréé et testé scientifiquement. Les savants japonais ont ainsi pu tirer de cette liste bien des savoirs qui avaient été perdus et remis au goût du jour, ce qui montre bien que la médecine extrême-orientale n’a pas connu de rupture, mais plutôt une continuité d’une incroyable longévité.
Parmi les organes du pouvoir impérial, il existait un Bureau de la médecine, dont une partie des membres étaient un « docteur », deux maîtres et six disciples, tous spécialisés dans l’exorcisme de la maladie. La vision que la maladie venait des esprits justifiait cette démarche et ce Bureau perdura tout au long de la période suivante (Heian). Toutefois, le personnel de ce Bureau ne fut pas agrandi ni renouvelé, d’une part parce qu’ils étaient étrangers (Chinois ou Coréens pour la plupart), ensuite parce que le Bouddhisme ésotérique prenait une ampleur de plus en plus grande (rituels magiques contre les maladies. Le monde magique connut aussi la création de nouvelles branches comme le Sukuyôdô (la voie des Maisons et des Planétoïdes), le Shugendô (la voie de l’ascétisme des montagnes) et l’Ommyôdô (science divinatoire taoïste) qui prirent le créneau de la médecine magique. Pour contrer la montée en puissance de ces pratiques, le gouvernement ne tarda pas à les proclamer inefficaces, ce qui n’empêcha pas le peuple d’avoir recours au Yamabushi (guerriers de la montagne, nom donné aux moines du Shugendô) et autres thaumaturges.
Ce Bureau de la médecine servait aussi à trier les écrits médicaux chinois. Par exemple, en 787, le Xinxiu Bencao (Nouvelle Materia Medica révisée, rédigée en 659) devint un texte obligatoire à étudier à l’université de médecine. L’idée était bonne, sauf que quelques 844 plantes décrites dans cet ouvrage, n’étaient tout simplement pas présentes sur l’archipel. On comprend que les délices de l’administration ne datent pas d’hier…
Paix et Bien-être
La période Heian (794-1191) dura 400 ans. Son nom signifie « Paix et bien-être », mais en réalité les conflits ne cessèrent pas pour autant. Du point de vue de la médecine, elle est LA période charnière qui amène à la création d’une médecine Kanpo (漢方医学) qui veut dire « médecine chinoise » à une médecine Kanpo beaucoup plus japonaise. Tout d’abord dès 794, une nouvelle ville est construite pour l’empereur à Miyako, qui deviendra Kyoto. Jusqu’en 967 la sinophilie des Japonais est à son apogée. De nombreux glossaires sino-japonais sont rédigés et le voyage du célèbre moine Ennin (794-864), grand patriarche de la secte Tendai, renforça encore les relations et les échanges culturels et fit des apports directs. Par exemple, il apporta avec lui de nombreux sutras chinois encore inconnus au Japon et rédigea pas moins d’une centaine de livres.
Mais tout l’édifice technico-économico-religieux des sinophiles s’effondrent en même temps que la dynastie Tang. Privé du soutien du continent (il n’y a que deux ambassades vers la Chine en 804 et 838), le Japon s’ausculte lui-même et prend conscience de son propre génie. L’écriture japonaise se perfectionne, s’éloignant parfois des caractères chinois et même les femmes écrivent. De nombreux auteurs étonnamment modernes, même selon nos critères actuels, font sensation. Les études universitaires se popularisent et l’étude de la médecine attire 1/5ème des étudiants. Certes, celles-ci sont encore toujours très liées au système bouddhiste, et l’iconographie la plus passionnante représentant des malades se trouve dans un rouleau appelé le Yamai no sôshi.
Mais peu à peu la médecine Kanpo prend son indépendance et commence à recenser ses œuvres déjà écrites[v]. Par exemple le Yakke Taiso (compilé par Wake Hiroyo en 800), contient 254 descriptions de drogues. Le Zoku gunsho ruijû (compilé par Izumo Hirosada et Abe Manao) contient 10 tomes de recettes thérapeutiques et locales. De son côté Tanba Yasuyori (912-995) compila tout le savoir médical dans une œuvre nommée Ishinpô (voir l’article de Wikipedia à ce sujet), qui comprenait pas moins de 30 volumes. Si ce livre reprend tous les savoirs d’origine chinoise, il est par contre le premier à être rédigé uniquement en Japon. Il est conservé au Japon et a eu la distinction de Trésor National. On y trouve tout le savoir-faire de l’époque en acupuncture et moxibustion, médecine interne, dermatologie, otolaryngologie, chirurgie, pharmacologie, gynécologie, obstétrique, pédiatrie, santé générale, comportements sexuels humains et régimes de santé. Tous ces livres japonais vont être les bases solides du Kanpo japonais.
Arrivée du Shogunat et du Zen
La fin de la période Heian signe également la fin du pouvoir impérial au profit des guerriers. Les clans Taïra et Minamoto se disputent la suprématie sur tout le pays et c’est Yoritomo Minamoto qui devient le premier shogun. Il installe sa capitale à l’entrée sud de la baie de Tokyo, dans la petite ville de Kamakura qui donnera son nom à cette période historique (1192-1333). S’ensuivent plusieurs révolutions.
La première est le rejet de l’aristocratie, de la débauche, du luxe ostentatoire. Les militaires qui règnent désormais préfèrent la sobriété et le thé, cette boisson si simple qui est de plus en plus populaire. Arrivé pendant la période Nara, le thé (uniquement importé de Chine) est d’abord une boisson qui maintien les moines en veille pour les longues méditations. En 805 deux moines japonais reviennent de Chine avec des graines de théiers et les plantent dans la préfecture de Saga, sur l’île de Kyushu. Immédiatement on lui trouve des vertus médicinales. Si la première dégustation de thé fut officielle et en présence d’un empereur, son succès et ses vertus en font rapidement une boisson pour tous. Le thé mocha (en chinois) ou matcha (en japonais) arrivera à partir de 1191, soit un an avant le début du shogunat Minamoto. Il fut apporté par le moine Myôan Eisai (1141-1215, fondateur de la secte Rinzaï) et son disciple Dôgen fut le premier à instaurer les règles de la cérémonie du thé (cha no yu).
La seconde révolution est liée à l’introduction du bouddhisme Chan chinois qui deviendra le Zen[vi] au Japon. Le peuple et une partie de la classe guerrière s’attachent rapidement à cette nouvelle secte. Les Shoguns, séduits par l’idée de simplicité du Zen, vont interdire nombre de sectes déjà en place. Mais les moines Zen furent quant à eux très impliqués dans la santé. Ils ouvrirent notamment de nombreux dispensaires pour les lépreux et autres maladies incurables et formèrent des hôpitaux dans les villes, notamment sous l’influence des bonzes Ippen Shônin (1239-1289) et Ninshô Ryôkan (1217-1303).
Si les relations avec l’Empire chinois des Song offrent de nouvelles relations diplomatiques et échangent dans toutes sortes de domaines, les Japonais sont à présent bien plus critiques sur les connaissances des maîtres continentaux. Le grand ouvrage de l’ère Kamakura est le Mannan Hô (traité de médecine de 62 chapitres). Son auteur Kajiwara Shôzen a repris et traduit le classique « Triple cause des maladies, rédigé en 1174. Cependant, il n’hésite pas à critiquer son contenu et fait des distinctions qui n’existaient pas dans la description des maladies, notamment entre la maladie de la soif (blennorragie) et la maladie de boire de l’eau (diabète). Sous son influence (il laissera un traité supplémentaire de médecine interne en 50 chapitres) et celle d’Aki Morisada (obstétricien renommé), la cour shogunale monte une Académie de Médecine, afin d’améliorer les savoirs et les compétences pour développer le Kanpo et ouvrir l’histoire du Japon vers les temps modernes.
Auteur : Ivan Bel
Notes :
- [i] On notera qu’à cette époque il n’était pas rare de voir des femmes au pouvoir au Japon, lorsque la société n’était pas dirigée par les samouraïs. En revanche, ce même phénomène arriva très peu dans la longue histoire de la Chine.
- [ii] Haut de 14m, en bronze entièrement recouvert de feuilles d’or, ce Bouddha assis sur 48 pétales de lotus est l’un des trésors du Japon.
- [iii] Ce temple est à la fois le plus vieux bâtiment en bois au monde et le premier musée de l’Histoire.
- [iv] En 1955, le sinologue Mori Shikazō (1906-1980) compara toutes les drogues anciennes aux modernes. Le chercheur Shimizu Totarō classa systématiquement tous les anciens traitements et les testa. Le chercheur Iro Keisuke révisa tous les documents fondamentaux pour les mettre à jour avec les connaissances du 20° siècle. Ces trois chercheurs firent un travail de fond, pourtant bien peu connu des historiens actuels.
- [v] En réalité, c’est toute la littérature de l’archipel qui est répertoriée en 891 – par ordre impérial – dans le Nihonkoku genzai shomokuroku, soit une immense bibliographie recensant 19.000 rouleaux. Sur ce total, 3400 rouleaux étaient d’origine chinoise.
- [vi] Le mouvement Zen est classé en quatre sectes : Sôtô, Rinzaï, Ôbaku, Ummon.
Sources :
- « La médecine japonaise, des origines à nos jours », 1977, éditions Roger Dacosta, par Pierre Huard, Zensetsou Ohya et Ming Wong.
- « Histoire du thé », 1997, éditions Desjonqueres, par Paul Butel
- « The Cambridge History of Japan », vol.1, 1993, éditions Cambridge University Press, sous la direction de Delmer M. Brown
- « The Cambridge History of Japan », vol.2, 1999, éditions Cambridge University Press, sous la direction de Donald H. Shively
- « La littérature historique du Japon, des origines aux Ashikaga », 1903, bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, pages 564 à 596, par Maître Claude Eugène
- « Médecins et médecine dans l’histoire du Japon », 2013, Paris les Belles Lettres, Mieko Macé
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