Interview Elisa Carpiaux : le Shiatsu comme un arbre à fruits

8 Nov, 2020
Reading Time: 15 minutes

Elisa Carpiaux est une enseignante de Shiatsu en Belgique francophone, passionnée et passionnante. Lorsque je la rencontrais pour la première fois c’était il y a 10 ans dans un petit restaurant mexicain, afin de me présenter et de lui parler de mon projet d’ouverture de ma première école. Elle fut dès le début non seulement un soutien amical à ce projet, mais depuis lors une personne avec qui j’ai toujours pu échanger sur de nombreux sujets. Car ce que je ne vous ai pas dit, c’est qu’elle n’est pas juste une enseignante de Shiatsu, mais la 1ère enseignante de Shiatsu en Wallonie. Si aujourd’hui on compte une dizaine d’écoles dans cette partie de la Belgique, elle reste cette « first lady » que tous praticiens belges devraient rencontrer au moins une fois dans leur vie.


Ivan Bel : Bonjour Elisa. Cela me fait rudement plaisir de te retrouver pour cette interview. La première fois que nous nous sommes rencontrés, c’était il y a 10 ans, déjà… Mais pour les lecteurs qui n’ont pas la chance de te connaître, pourrais-tu te présenter et me raconter un peu ta jeunesse et ton éveil à la santé naturelle, ce qui arrive très tôt dans ta vie.

Elisa Carpiaux : Bonjour Ivan, merci beaucoup à toi. Je suis née le 2 janvier 1970. Je suis l’aînée de 4 enfants nés en l’espace de 5 ans ! Un père enseignant et directeur de secondaires, une mère enseignante également. D’aussi loin que je me souvienne, ma mère nous a toujours soignés de façon naturelle, et j’ai fait l’expérience de la macrobiotique très tôt dans ma vie. Elle nous emmenait régulièrement voir des ostéopathes et thérapeutes alternatifs de tout genre.

Mon grand-père maternel par ailleurs militaire de carrière s’était formé de façon autodidacte à l’homéopathie (début des années 50) et il nous soignait avec passion au moindre petit éternuement. J’ai donc baigné dans la soupe depuis mes premiers pas… En outre, toute ma famille du côté maternel travaillait dans la médecine alternative, ma mère a fait une carrière de thérapeute, ma tante homéopathe et mon oncle ostéopathe.

Tu as donc grandi dans un milieu familial propice à l’éveil côté santé naturelle. Ensuite tu fais des études universitaires, mais cela ne t’emballe pas trop et finalement tu pars au Canada. Pourquoi ? Que vas-tu y faire ?

Je décide ne sachant pas trop quoi faire en sortant d’humanités de me diriger vers des études universitaires de droit. Après deux années de candidatures qui ont été un vrai calvaire, je bifurque vers une licence en Communications Sociales à l’UCL. La communication me parle déjà beaucoup plus, mais c’est encore vers une autre façon de communiquer que je vais me diriger sans le savoir. En effet, mon diplôme en poche, je ne me vois pas me lancer dans la vie active en Belgique, et je décide de faire un saut au Québec avec une copine de l’Unif, Québec où vit une partie de ma famille, pour y trouver un stage dans le domaine de la Communication. J’atterris dans une ‘Clownerie’ où je vends le service de comédiens, chanteurs, jongleurs… à des entreprises et centres commerciaux à Montréal.

Tous premiers ateliers d’initiation en 2000 à la « Maison de l’Écologie » de Namur. (C) Philippe Chatelain

C’est pendant ce séjour au Canada que tu vas rencontrer le Shiatsu, mais là c’est une histoire incroyable que je te laisse raconter.

Je décide de partir 6 mois avec 3 autres amis en Amérique du Sud pour sillonner le Chili, l’Argentine, le Pérou, la Bolivie et l’Équateur. Après 3 mois de voyage, la rencontre décisive avec le shiatsu se fera dans un lieu tellement insolite. Arrivée en plein centre de la Bolivie dans une nature luxuriante, je débarque dans une petite auberge nommée ‘ Sol y Luna ’ tenue par une Allemande qui dispense des séances de shiatsu à ses hôtes. Je me laisse tenter par l’expérience et là c’est l’énorme coup de foudre. Celui que l’on rencontre une seule fois dans une vie. J’en suis encore émue quand j’y repense aujourd’hui. A cet instant précis, je sais ce que je veux faire de ma vie : apprendre et pratiquer cette technique. J’hésite à arrêter mon voyage pour rentrer de suite à Montréal pour démarrer une formation, mais mes amis me convainquent de terminer le voyage avec eux…

« Sol y luna », cela ne s’invente pas. Autant écrire en gros « Yin et Yang », c’est incroyable ! Quel clin d’œil du destin ! A ton retour après ce voyage, que vas-tu faire pour apprendre le Shiatsu ?

On est en 1995, et dès mon retour, je me renseigne sur les écoles de shiatsu à Montréal. J’ai de la chance d’habiter à l’époque au Canada, car le shiatsu est déjà bien implanté dans ce pays, et fait partie des études en massothérapie. Les écoles sont légion à cette époque, contrairement à la Belgique où le shiatsu et la massothérapie en général sont balbutiants. Je visite quelques écoles et j’arrête mon choix sur le Centre Hito, une école de cœur qui a gardé un côté très humain, par rapport à d’autres écoles aux dimensions plus impersonnelles qui incluaient la kiné et la massothérapie.

Elisa Carpiaux durant un cours au centre « Carpe Diem » à Vieusart, en 2008 (C) Elisa Carpiaux

La formation de Shiatsu au Canada est assez réputée, jusqu’en Europe. Sais-tu pourquoi ?

Certains maîtres japonais tels Ohashi qui ont migré aux États-Unis développent le shiatsu depuis des années et le Canada en bénéficie directement. C’est ainsi que cette pratique est bien plus réputée et développée dans cette partie de l’Amérique qu’en Europe.

Tu vas travailler tout de suite avec le Shiatsu et les massages. Mais si j’ai bien compris, tu commences dans la rue ?! Explique-moi précisément comment ça s’est passé.

Oui, un jour en sillonnant la rue St-Denis, une des rues les plus passantes de Montréal, je vois qu’une herboristerie loue des locaux pour la pratique des massages. Je me lance directement et loue deux jours semaine. Pour me faire connaître, je n’hésite pas à descendre ma chaise de massage dans la rue, et j’offre des séances de Anma assis pour un dollar la minute. Certains n’ont parfois que 5 minutes de leur temps, mais c’est ainsi que je développe ma pratique de séances plus longues de shiatsu. Et très vite mes deux journées sont full !

Génial ! Il y a 20 ans, en 2000, tu rentres en Belgique. Tu as alors 30 ans tout juste. Tu as déjà une bonne expérience du Shiatsu, mais tu décides de ne pas en rester là et reprends le chemin des études. C’était où et avec qui ?

En pleine nature lors de son 1er stage dans les Pyrénées, à Clara chez Bart Dierick de l’école O-Ki, 2014 (C) Elisa Carpiaux

En fait, c’était déjà un peu avant l’an 2000, lors de séjours plus brefs en Belgique que je regarde ce qui se fait du côté des formations en Europe, et on me parle de L’IMI Kiental, l’école Internationale de Shiatsu en Suisse, dans l’Oberland bernois. Une école extraordinaire, dans un lieu magique, des montagnes à 360 degrés autour du centre. J’y passe des moments extraordinaires, suspendus dans le temps : 3 semaines de formation intensive (10 heures de shiatsu par jour) avec 50 étudiants venus de toute l’Europe. Les cours se donnent en allemand traduit dans toutes les langues. La nourriture saine macrobiotique est succulente. J’y ai fait plusieurs séjours. Je me souviens, je rentrais à la maison dans une forme incroyable, une vraie cure de jouvence…

Cette école est clairement au cœur de beaucoup de choses qui se sont développées par la suite dans le milieu du Shiatsu européen. À Namur, tu ouvres ton cabinet avec succès et démarres rapidement tes premières initiations. Comment ça s’est passé tes débuts d’enseignante ?

Oui dès mon retour en Belgique en 2000, j’ouvre un cabinet de shiatsu qui démarre assez rapidement. Je sens les gens très ouverts à découvrir la pratique du shiatsu. Une amie séduite par cette pratique et qui travaillait à la maison de l’écologie à Namur, un centre qui offrait des formations de tous genres dans le domaine du bien-être et la santé, me propose de dispenser une petite initiation au shiatsu. Je m’exécute un peu hésitante et très vite les formations s’enchaînent et le shiatsu encore méconnu séduit de plus en plus de gens.

En 2005-2006 pendant un cours d’un programme postgraduate de Kinésithérapie, Elisa Carpiaux explique le travail du rachis en Shiatsu. (C) Elisa Carpiaux

Personnellement oui enseigner représentait un challenge pour moi. Je n’aurais jamais imaginé un jour que je donnerai cours, moi qui n’avais pas spécialement une image très positive de l’école. Venant d’une famille d’enseignants, j’avais un modèle en tête qu’il a fallu désacraliser et réincarner par ma singularité.  Cela s’est fait de façon assez naturelle, et j’ai très vite adoré transmettre. Voir le plaisir réel, les petites étoiles dans les yeux des participants lors des ateliers est un vrai cadeau.

À l’époque il ne devait pas y avoir beaucoup d’écoles en Belgique. Peux-tu me décrire la situation en Wallonie à ce moment-là ?

La seule école notoire était celle de maître Kawada à Bruxelles. Il y avait aussi l’école Iokaï. Et puis certains thérapeutes donnaient quelques formations à titre plus privées. Très peu de choix finalement. Les gens ne connaissaient pas même le mot ‘shiatsu’, peu en avaient déjà entendu parler.

Finalement, tu vas rencontrer notre ami Frans Copers, qui est alors le président de la fédération belge de Shiatsu (FBS) qu’il a créée quelques années auparavant. Dans quelles circonstances et quel fut le résultat ?

Oui, encore une belle rencontre décisive que le destin va mettre sur ma route ! Je vois dans le programme de mon école fétiche en Suisse (Kiental) qu’un maître appelé Maître Kishi vient donner un stage de Seiki-Soho. En lisant le descriptif du cours, je ressens un peu le même feeling que lors de ma rencontre avec le shiatsu, un appel de l’âme, j’oserai dire.

Lors de la formation postgraduate pour les kinés. (C) Elisa Carpiaux

L’assistant de M. Kishi est Frans Copers. Étonné de savoir que je réside en Belgique et que je donne quelques cours d’initiation, il me partage son souhait depuis longtemps d’agrandir la Fédération Belge du Shiatsu en Wallonie et son désespoir de n’avoir que peu ou pas de répondant dans cette partie de la Belgique. La Flandre rassemblait déjà de nombreuses écoles de shiatsu à cette époque.

Le courant passe très vite entre nous, et c’est tout naturellement qu’il me pousse à me faire reconnaître comme première école en Wallonie agréée par la Fédération. Il me partage généreusement sa grande expertise en tant que professeur et école. Je lui en suis énormément reconnaissante de m’avoir fait une telle confiance.

Aujourd’hui tu diriges l’école de Shiatsu Kajudo. Cela fait combien maintenant ? Tiens au passage, peux-tu m’expliquer ce nom, car ce n’est pas commun.

Kajudo est né en 2009, c’est la suite donnée à ‘Massotherapie.be’ qui existait depuis mon retour du Québec en 2000. J’ai été reconnue officiellement par la FBS en 2007. Donc cela fait 13 ans maintenant. Alors, Kajudo signifie littéralement ‘la voie de l’arbre fruitier’, c’est mon ami et sensei d’aïkido Stéphane Crommelynck qui m’a inspiré ce nom. ‘Kaju’ signifie arbre fruitier en japonais. J’aime la symbolique de l’arbre si importante dans notre pratique de reliance entre la Terre et le Ciel et qui en plus porte des fruits. J’aime beaucoup l’idée dans mon travail, de semer des graines qui un jour créent des fruits qui eux même vont porter de futures graines…

Tu as appris plusieurs techniques de massage dans ta vie. Pourquoi finalement t’être spécialisée dans le Shiatsu ? Est-ce que tu trouves qu’apprendre le massage et un plus pour être un bon shiatsushi ?

Le shiatsu a toujours été mon coup de cœur, comme je l’ai expliqué, mais quand j’étais à Montréal le massage suédois était très connu et demandé, ce qui fait que je l’ai appris également pour diversifier ma pratique. Mais la pratique de cette technique était davantage à visée alimentaire pour moi. J’ai d’ailleurs rapidement choisi d’arrêter de le pratiquer et de me consacrer uniquement au shiatsu dont la connaissance semblait sans limites et me passionnait. Je ne pense pas que l’apprentissage du massage soit réellement un plus pour apprendre le shiatsu, à part peut-être le fait que toutes ces techniques permettent de développer et d’approfondir notre ressenti.

Tu as maintenant 20 ans d’expérience comme enseignante et j’imagine que tu ne dois plus enseigner comme à tes débuts. Dans ton enseignement de Shiatsu sur quoi insistes-tu ? Qu’est-ce qui te semble important ?

C’est vrai qu’en 20 ans, on évolue inévitablement. Ce qui me semble important à transmettre tout d’abord c’est un retour au corps, notre véhicule, notre temple. Nous sommes venus nous incarner dans un corps pour faire cette expérience terrestre. Dans notre société moderne malheureusement le corps est complètement oublié au profit du mental qui est devenu le maître. Le shiatsu nous permet de retrouver le juste maître, celui de notre hara, notre ancrage, notre instinct de vie et de nous le réapproprier. Mettre sa tête dans son hara est mon leitmotiv.

Ensuite la respiration, la posture confortable, l’intention juste et le cœur ouvert sont des concepts importants à transmettre pour moi.

J’insiste beaucoup également sur le fait de prendre soin de soi. Lorsque l’on s’engage dans cette Voie du shiatsu, la tendance que j’observe parfois auprès de mes étudiants très emballés par cette découverte est de faire passer l’autre avant soi. Or, on ne peut pas aider quelqu’un sans commencer par soi. Et c’est un bel apprentissage de soi.

Quelle est ta vision du Shiatsu en tant qu’art manuel ?

Le shiatsu c’est rendre hommage à la vie qui circule en nous. Le shiatsu est pour moi un art thérapeutique qui nous ramène à la simplicité. Celle d’être simplement et d’offrir à l’autre à travers nos mains, notre écoute, notre présence bienveillante et notre intention pure une plus grande liberté d’être soi et de se connaître. À travers ce fabuleux processus naturel d’auto-guérison du corps, le shiatsu ramène un peu plus de paix et d’harmonie dans le corps et l’esprit de celui qui en bénéficie. C’est chaque fois un voyage au cœur de soi. Je suis toujours émerveillée de ce qui peut émerger d’une séance de shiatsu qui petit à petit, couche par couche nous ramène à notre essence, le noyau de notre être profond.

Avec toi je démarre (enfin !) une série de portraits où je donne la parole aux femmes praticiennes et enseignantes de Shiatsu. Alors, j’en profite pour te poser une question peut-être un peu compliquée : selon toi, y a-t-il une façon différente de pratiquer le Shiatsu lorsqu’on est une femme ?

C’est n’est pas facile de répondre à cette question, étant donné l’absence de point de comparaison vu de l’intérieur bien sûr. Je dirai que la femme a peut-être plus de facilité à se connecter avec son bassin, car la puissance d’une femme réside dans son utérus, la vie qu’elle va transmettre prend naissance à cet endroit et passe à travers le hara. Et dans ce sens, elle est plus en lien avec son instinct directement par le hara et de façon naturelle. L’homme aura à gagner à s’ancrer dans son bassin là où réside l’énergie à l’état brut pour la laisser monter vers le cœur. Car on dit que la force de l’homme réside pour lui dans le cœur.

 J’aime bien terminer mes interviews par un ou plusieurs conseils que l’on pourrait donner. Je voudrais que tu donnes des conseils aux praticiens qui se lancent sur cette voie, ceux qui sont déjà confrontés aux difficultés de gérer la douleur, les drames humains, etc. Comment fait-on pour tenir, année après année ?

Il y aurait tellement à dire…

Je dirai en premier lieu, aller se reconnecter dans la nature, notre plus grand maître, le plus souvent possible, les arbres peuvent nous apporter un grand soutien pour nous décharger de ce qui ne nous appartient pas et nous enraciner.

Rester humble et envisager chaque personne qui arrive avec sa problématique comme une facette de vous-même encore à transformer, à améliorer… J’aime voir la personne comme un miroir qui me fait le cadeau de refléter ma condition du moment. Ce n’est jamais par hasard qu’une personne a pris le chemin de mon cabinet.

Un autre aspect de l’humilité, c’est aussi prendre conscience que même si c’est moi qui travaille avec mes mains, mon corps et mes connaissances, je ne suis qu’un canal de l’énergie universelle au service du grand tout.

Aussi tout au long de ce chemin, comme je disais plus tôt, il est important d’être à l’écoute de ses limites, de se donner à soi ce que j’aime donner à l’autre. Savoir équilibrer le donner et le recevoir.

Je pense qu’il faut aussi oser se poser la question quelle partie de moi je viens réparer ou sauver quand je m’engage dans ce travail d’accompagner d’autres. Car si cette recherche d’aider l’autre comble un vide en moi, alors je ne suis pas dans le vrai don. Je ne peux donner réellement à l’autre que si je suis d’abord nourrie et remplie par l’amour et la bienveillance que je me donne à moi-même.  C’est un travail personnel d’introspection très important à accomplir sur soi.

Voilà quelques conseils sous forme de partages qui ont été mes jalons tout au long de ce passionnant chemin de vie.

(C) Philippe Chatelain

Merci beaucoup pour cet échange et au plaisir de te revoir bientôt.

Avec plaisir.

Ivan Bel

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