Comment élaborer une stratégie de soin, à court, moyen et long terme ? – partie 1

8 Déc, 2025
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Les personnes qui font appel à nos soins se présentent souvent avec différentes problématiques. Même si la démarche diagnostique nous permet généralement de démêler ces enchevêtrements de symptômes, il n’en demeure pas moins que trouver la meilleure manière d’y répondre n’est pas chose aisée. Par où commencer ? Que traiter en premier ? Comment répondre au besoin, à la demande de la personne en envisageant le court, le moyen, le long terme ? Comment co-construire ce chemin avec le receveur tout en assumant le lien de subordination qu’induit la relation thérapeutique ?


Zheng Qi vs Xie Qi

Dans le monde du Shiatsu, il est d’usage de dire que nous devons traiter l’individu et non combattre la maladie. Il est vrai qu’en Médecine Traditionnelle Japonaise et Chinoise, « Nourrir le principe vital » est le principe quasi ontologique qui guide notre pratique. Il est essentiel de garder à l’esprit que nous tentons avant tout de redonner aux organismes leurs capacités à s’auto-réguler, à s’autoguérir.

Mais esquiver la question de la maladie n’est-il pas l’expression d’une certaine naïveté ? Nous ferait-elle peur à nous praticien de Shiatsu ? Faire reculer la maladie, la souffrance, la douleur ne s’obtient qu’en nourrissant le principe Vital ? Qu’en dit la MTC ?

  • Zhèng Qì (正气) ou « Qi Correct » désigne l’ensemble nos forces vives, l’ensemble des différents Qi qui œuvrent à maintenir notre équilibre physiologique et psychique. Ces différents Qi sont :
  • Jīng Qì (精气) : L’Essence, ou Qi Originel.
  • Yíng Qì (营气) : Un Qi aux caractéristiques plus nutritives.
  • Wèi Qì (卫气) : Appelé, énergie défensive.

Il s’agit donc bien de nos capacités de régulation, de nutrition, de régénération, mais aussi de nos capacités défensives face aux « facteurs pathogènes » externes et internes. Dans la littérature médicale chinoise, Zhèng Qì « lutte » pour le maintien de notre intégrité.

Pour pouvoir lutter, il doit être abondant et doit pouvoir circuler sans entrave. Si c’est le cas, il pourra lutter au cas échéant contre ce qui est nommé Xié Qì (邪气).

La notion de Qi pervers « Xié Qì » est souvent occultée. Il s’agit bien d’une perversité qui attaque l’organisme, elle est l’expression concrète de quelque chose que notre organisme doit combattre.

D’ailleurs, dans les expressions qui commentent l’action thérapeutique des points, nous retrouvons :

  • Soumettre (la montée du Yang du Foie, le Qi de l’Estomac qui se rebelle…)
  • Éliminer (l’humidité, les stases de Sang…)
  • Dissoudre (les glaires, les masses…)
  • Chasser (le vent pervers…)
  • Clarifier (la Chaleur…)
  • Disperser (les stagnations…)

Donc, en présence d’un facteur pathogène qui envahit l’organisme, une lutte advient et le rôle du thérapeute ne serait-il pas dans ces cas d’aider l’organisme à lutter ? Suffirait-il de tonifier le Qi correct ?

Non, ces termes illustrent très bien l’aspect possiblement défensif voir offensif de notre action.

Ces facteurs pathogènes ne sont pas forcément immatériels, pas seulement énergétiques. Au début du processus pathologique, ils le sont, oui. Puis quand les choses perdurent ou s’aggravent, ces facteurs pathogènes deviennent bien concrets, matériels.

En MTC on les nomme : « Froid, Chaleur, Vent, Humidité, Glaires, Sécheresse ». Derrière ces appellations un peu abstraites, nous trouvons des distensions, des douleurs, des crampes, des inflammations, des tremblements, des vertiges, des gonflements, des kystes, des calculs, bref une infinité de symptômes que l’étude de la MTC permet d’identifier et de comprendre. Ces facteurs pathogènes vont d’abord troubler la circulation du Qi et se matérialisent petit à petit par des altérations tissulaires et une modification des fluides corporels.

Il apparaît donc qu’en plus de tonifier le Zhèng Qì, il faudra dans bien des cas aider l’organisme à chasser le facteur pathogène et donc en quelque sorte combattre la maladie.

Pour cela, nous devrons adapter notre soin. En plus de renforcer Zhèng Qì, nous devrons dans bien des cas nous atteler à chasser le facteur pathogène par un choix de techniques et de points pouvant aider à éliminer Xié Qì.

Mais dans quelle mesure devons-nous privilégier la tonification ou la dispersion ? Quand quelqu’un arrive avec une multitude de symptômes, par quoi commencer ? Comment prioriser, planifier à l’échelle d’une séance, à moyen terme (quelques semaines), à long terme (quelques mois).

La Racine et la Branche

Ce concept issu du corpus classique de la MTC va être une aide pour nous guider dans nos choix et établir une stratégie.

« La Branche » (末 Mò) ce sont les manifestations cliniques ressenties par la personne. Comme son nom l’indique, c’est la partie visible, objectivable. Ce sont finalement les symptômes que les personnes vont nous exposer lors de l’entretien : un mal de tête, des troubles gastriques, une zone lombaire douloureuse, des douleurs de règles, une inflammation chronique des sinus, etc.

C’est ce qui se voit en externe, en chinois « Biǎo » (表). C’est le symptôme.

« La Racine » (本 Běn), c’est le possible dysfonctionnement interne, organique qui a fait le lit de l’apparition des symptômes. Soit, la Stagnation du Qi du Foie, le Vide de Sang, la Déficience du Yin ou de Yang du Rein, la Chaleur du Cœur, etc.

C’est ce qui se passe en interne (里 Lǐ). C’est la cause.

J’ai bien écrit « possible dysfonctionnement interne » car toutes les douleurs et divers dérèglements ne sont pas toujours dus à un dysfonctionnement interne. Une grande erreur serait d’associer systématiquement l’hyperalgie d’un point, ou une douleur quelconque à un déséquilibre interne. Dans maintes situations le problème est juste externe et dans ce cas, traiter le symptôme, « faire du symptomatique » sera souvent suffisant. Pour être clair si j’ai mal au niveau de P5 et GI11 ce n’est pas forcement que mon organe Poumon est déficient. Il peut ne s’agir que d’une tendinopathie due à mon travail manuel…

Mais, gardons l’hypothèse dans laquelle le symptôme (la Branche) trouve son origine dans un dérèglement organique (la Racine).

Je reçois M. Lenoir suite à un AVC advenu cinq mois auparavant. Après plusieurs mois de rééducation, sa jambe gauche est faible et peu mobile. Il marche avec une canne, difficilement. Son bras gauche est engourdi, douloureux, il peine à se servir de sa main. Par contre, son visage ne présente presque plus de paralysie. Sa diction est plus lente qu’auparavant. Il me confie qu’il a comme des décharges électriques très fortes qui démarrent à l’anus et a perdu sa capacité érectile. Il est traité pour l’hypertension.

Avant son AVC, il faisait 120 kg pour 1m65, il avalait littéralement du sucre, toute la journée. Il était diabétique, mais non traité. Selon ses termes, il était un vrai « gueulard » et très amer suite à une perte d’emploi.

C’était le cocktail détonnant pour engendrer un Vent du Foie (l’AVC) suite à une Stagnation du Qi du Foie sévère.

Pour la première séance, j’ai choisi de traiter la Branche soit : soulager ses douleurs, renforcer son bras et sa jambe pour qu’il retrouve du confort et de l’autonomie. J’ai non seulement choisi ce que j’allais faire, mais j’ai aussi verbalisé mon intention à la personne. Il est important de verbaliser nos choix pour plusieurs raisons :

– La personne se sent écoutée, j’ai entendu ses différentes plaintes, j’ai entendu sa souffrance, j’essaie de prioriser et vais tenter d’y remédier.

  • Elle voit que j’ai une action réfléchie, rationnelle, elle se sent cadrée, car je lui énonce mes choix que nous validons ensemble.
  • D’une certaine manière j’engage la personne à être vigilante sur ces différentes problématiques à la suite du soin.
  • Elle voit que je ne prétends pas tout régler d’un coup. Elle va donc réajuster ses attentes. Je la pousse déjà à penser que certaines choses pourront s’améliorer vite, d’autres moins vite…

J’ai traité ses lombaires et le sacrum pour ses douleurs anales et celles en bas du dos. J’en profite quand même pour tonifier les Reins (Racine).

J’ai beaucoup travaillé sur son côté gauche, jambe et bras, avec notamment E36 et GI10 qui tonifient les membres. (J’en profite quand même pour faire circuler le Qi du Foie, soit encore la Racine)

A la fin de la séance, il se sent soulagé. Il mobilise mieux sa main, il a moins mal au dos et au bras. Il s’étonne de mieux contrôler sa jambe.

La confiance est là, il s’engage dans un suivi régulier. Dès qu’il aura retrouvé un confort suffisant, nous pourrons d’ici quelques séances travailler en profondeur la Racine. 

À la deuxième séance, ce choix a porté ses fruits.  Les douleurs ont fortement diminué sauf celles du bras que je traiterai plus en profondeur cette fois-ci. Durant la séance, elles disparaissent presque totalement. Durablement ? Nous verrons.

J’ai quasiment refait la même séance. Quand un soin apporte des résultats (même partiels) il faut persévérer dans ses choix, aller plus loin dans la direction prise. Une fois que l’amélioration sera satisfaisante, il sera temps de passer à une autre étape. Soit passer à un autre symptôme ou bien travailler à traiter la Racine par exemple dans ce cas pour diminuer les chances de récidive.

Même si le déséquilibre interne demeure, les symptômes peuvent être atténués. Si la personne a moins mal, son moral sera meilleur, son sommeil aussi, elle récupérera mieux et plus vite.

Arrive la troisième séance. À l’entretien il apparaît que : ses douleurs lombaires sont quasi inexistantes, qu’il n’a pas eu de décharges électriques à l’anus. Il se sent plus solide pour bricoler, passer le tracteur tondeuse. Il a même repris la voiture pour la première depuis fois, provoquant une sensation de liberté très appréciable. Le niveau de gène au bras et à la main est passé d’une échelle de 8/10 à 2/10 (méthode simple pour objectiver le niveau de douleur, de gène, de mobilité, etc.).

Il reste qu’il est très fatigable certains jours avec des baisses de moral très importantes. Maintenant que les douleurs sont moins invalidantes, il s’agit de s’atteler à traiter la Racine, l’Interne, pour améliorer autant que possible sa vitalité et son moral.

Une stratégie de traitement à court, moyen et long terme

Il me semble judicieux de soulager au plus vite la personne sur ce qui lui semble être le plus gênant pour qu’elle sente concrètement que le Shiatsu peut lui apporter quelque chose. La confiance naît de cela. Nous ne pouvons pas tout traiter en même temps, il faut des objectifs clairs. Nous avons plus de chance que les résultats soient au rendez-vous si nous ne nous dispersons pas trop.

Traiter dans la même séance, le genou arthrosique, les douleurs d’estomac, les problèmes de sommeil, l’inflammation des sinus depuis le dernier épisode viral, les douleurs lombaires chroniques et invalidantes est le meilleur moyen de ne rien traiter en profondeur.

Il faut choisir !

C’est très rassurant pour la personne qui vient nous consulter d’avoir un discours clair sur ce que nous allons essayer d’obtenir comme amélioration sur des problématiques bien définies et dans une perspective temporelle. En plus de l’écoute active, cet aspect de la prise en charge est primordial.

À mes yeux, un suivi en Shiatsu n’a de sens que s’il s’inscrit dans la durée et dans une rythmicité. Je le pose en préambule de chaque premier soin. Libre à la personne de s’y engager ou pas, elle prend sa décision à la fin du premier Shiatsu.

Sans engagement dans le temps, les résultats seront souvent décevants pour la personne comme pour le thérapeute. Si nous voulons suivre une psychothérapie, quel intérêt y aurait-il à soulever quelques problèmes en une ou deux séances sans aller vers leur transformation. Cela pourrait s’avérer contre-productif, voire néfaste pour la personne ! Bouleverser un équilibre aussi morbide soit-il, ne se justifie que si le thérapeute est en capacité d’accompagner les désagréments que cela peut induire. 

À l’image de la psychothérapie, le suivi en Shiatsu sera traversé de grands soulagements et de passages parfois difficiles, voire douloureux. Nous nous engageons en tant que thérapeutes à accompagner, parfois guider la personne dans les méandres de la maladie et de la souffrance. La personne, elle, s’engage à continuer ses efforts, à faire sa part.

Ce suivi dure parfois un mois, un an, dix ans. Les objectifs changent, la relation thérapeutique se réinvente au grès des aléas rencontrés par la personne. Toujours conscients du terrain de la personne dans lequel la Racine de la maladie peut s’installer, nous renforcerons le Qi correct. Et parfois nous serons là pour chasser le Xié Qì qui s’est imposé au gré des diverses agressions que subit tout un chacun. Mais pour arriver à nos fins, il faut savoir construire un traitement Shiatsu en suivant quelques règles. Et cela nécessite une longue formation, mais je tenterai d’y répondre dans la suite de cet article.

Ce qui est intéressant dans l’approche de la médecine chinoise, c’est que les notions de symptomatologie (Branche) sont tout aussi présentes que celles de pathologie (Racine). En cela, on constate que la démarche n’est pas différente de la médecine occidentale, seules la méthodologie et l’approche du traitement diffèrent. Par conséquent en Shiatsu il ne faut pas uniquement chercher à traiter la globalité, mais également savoir être précis et aller dans le détail, car les deux sont indispensables. C’est la raison pour laquelle il est important d’étudier la médecine chinoise en profondeur et ne pas s’en remettre à un à-peu-près en espérant que cela fonctionne. N’oublions pas que la Racine et la Branche font partie d’un même ensemble indissociable. Parfois il faudra traiter l’une, parfois l’autre, parfois les deux en même temps. Et tout cela va s’élaborer dans un cadre défini et en concertation avec la personne.

C’est pour cela qu’un traitement de Shiatsu ne ressemble jamais vraiment à un autre.

(à suivre)


Auteur

Jérôme Voisin

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