Principe : Omote-Ura「表-裏」

3 Juil, 2022
Reading Time: 11 minutes

Tout le monde connait le Yin et le Yang, ces deux frères jumeaux aussi complémentaires qu’ils sont opposés. L’un est plus chaud, l’autre est plus dense ; le premier est plus clair le second est plus profond. Si l’on connait souvent ces comparaisons qui ont trait à la qualité, nous sommes en revanche moins familier avec leur relation de systèmes. Quels liens entretiennent profondeurs et apparence, extérieur et intérieur ? C’est avec le concept d’Omote-Ura que nous pouvons mieux explorer cette dynamique. Voyons ensemble à quoi correspond cette réalité grâce à des outils linguistiques, culturels et médicaux, voyageons à travers la Chine, la Corée et le Japon.


Chaque langue est un outil qui permet de sculpter une réalité différente de sa voisine. En étudiant, traduisant et en assimilant les termes produits par une autre culture, nous pouvons regarder le monde avec une autre paire de lunettes. En observant le monde différemment, on en découvre de nouveaux aspects. Bien sûr, la langue japonaise ne fait pas exception, nous avons eu l’occasion de découvrir quelques termes spécifiques dans le Glossaire des termes japonais du Shiatsu.

Ici nous allons nous pencher sur un couple fondamental de la pensée japonaise que l’on retrouve dans la médecine traditionnelle chinoise. Il s’agit du couple omote-ura, que certains connaissent mieux sous son petit nom chinois : biao-li「表裏」. Les caractères étant les mêmes, nous ferons tour à tour référence à omote-ura, tel qu’il est compris dans la culture japonaise, puis à biao-li, tel qu’il est décrit dans les classiques de la littérature médicale chinoise.

Mais d’abord, penchons-nous sur la signification des caractères.

Étymologie de「表」

Lectures :

  • jap : omote, arawa.su, hyô
  • chin :biao

Clé notable :

La partie du haut est une transformation du caractère pour poil「毛」. La clé du dessous est「衣」koromo : le vêtement, l’habit. En effet, les habits de fourrures des temps anciens (kawagine皮衣) laissent apparaître les poils à l’extérieur.

Sens : Ce caractère nous indique l’apparence, la surface de quelque chose, c’est pourquoi on y retrouve la clé du vêtement「衣」. Comme un habit, ce caractère a le sens de montrer, afficher, présenter quelque chose. On le retrouve donc dans des termes très divers comme un « représentant d’une assemblée » (daihyô 代表), une « expression orale » (hyôgen 表現) ou bien un « panneau d’affichage » (hyôshi 表示). En effet, tout ce que l’on choisit de présenter doit être visible. Apparent de par sa fonction, comme le sont les poils à l’extérieur pour isoler le cuir, ou bien l’on fait en sorte qu’il soit visible afin de transmettre un message.

On peut donc retenir que biao/omote désigne tout ce qui est visible et fait référence au domaine de l’apparence et de la manifestation extérieure. Quelque chose que l’on peut observer facilement.

Étymologie de「裏」

  • jap : ura, ri
  • chin : li

Sens : On retrouve la clé du vêtement. Cette fois-ci, il faut comprendre le vêtement dans sa partie qui est proche de nous, dans son intériorité. C’est le motif caché et précieux du vêtement que l’on réserve aux regards extérieurs. Compris avec son antonyme, on peut les traduire par les couples Avers-Revers, Pile- Face ou bien encore Recto-Verso. Ce couple exprime les deux aspects d’un même élément, d’une même réalité, une célèbre formule à quatre caractères (yojikugo) nous illustre bien cela :

Hyô ri i ttai「表裏一体」

Littéralement : avers-revers : un même corps. On pourrait également traduire cette expression par : « Pile et face sont les deux côtés d’une même pièce ». Une formule pour nous exprimer que la réalité présente deux aspects antagonistes, mais complémentaires aussi bien qu’inséparables.

Omote-ura dans la culture asiatique extrême-orientale

Omote-Ura a une réelle existence dans la culture japonaise qui mérite d’être expliquée. A nos yeux, elle pourrait être la source d’un grand nombre de clichés, de stéréotypes ou autres images d’Épinal qu’on aime entretenir sur le Japon lorsqu’on évoque le comportement de ses habitants ou les mœurs de sa société. Par exemple ce qu’on appelle le ura no sekkai 「裏の世界」« Le monde du dessous », comprend toutes les activités des bandes organisées comme les yakuzas, ou bien d’autres entreprises illégales qui se font à l’abri des regards. Ce ura no sekai est comme une ombre de l’organisation de la société « civile » omote.

Les exemples d’omote-ura sont multiples dans la société japonaise. On parle souvent de l’assiduité des Japonais à leur travail, en réalité leur productivité n’est pas spectaculaire, elle est par exemple moindre que celle des Français. Il s’agit sans doute d’une image entretenue par l’aspect omote, réaliser des heures supplémentaires est une manière de montrer (omote) son zèle au travail. Le comportement propre et lissé que l’on montre pendant les heures de bureau peut laisser la place à un tout autre spectacle lors des « réunions à boire » nomikai「飲み会」, certains soirs après le travail. Les comportements hiérarchisés et soignés ont ainsi leurs pendants d’extraversion où il n’y a plus de mesure : leur ura. Il n’est pas rare de voir des salarymen en costumes, s’appuyer l’un sur l’autre jusqu’au dernier métro, ou bien faire une sieste sur un coin de trottoir.

L’ivresse représente l’envers du comportement lissé des japonais.

Cette dynamique n’est pas qu’exclusive au Japon, puisqu’on la retrouve plus largement dans les pays asiatiques d’Extrême-Orient. Citons un exemple coréen : en 2006 le gouvernement promut des cadeaux aux entreprises ainsi qu’aux salariés qui n’auraient pas recours à des services d’escort girl durant leurs dîners d’affaires ou pendant leurs fêtes d’entreprises de fin d’année. Alors que la loi proscrit déjà ces activités en Corée, voilà une manière omote de s’adresser à un aspect ura de la réalité. On comprend bien, que malgré leurs apparentes contradictions, omote-ura sont les deux dynamiques d’une même réalité.

Au niveau individuel et social, pour reprendre un terme de la psychologie Jungienne, on pourrait dire que le rapport entre omote–ura est similaire à la relation entre le Soi et son Ombre. Le Soi s’appuie sur un masque (persona) pour se présenter et s’exprimer, il s’agit d’un aspect extérieur et superficiel qui se plie à des normes et des conventions. L’ombre demeure tapie derrière le masque et jaillit par moment dans des effusions qui peuvent sembler pleines de contradiction avec l’aspect omote. Conscient et inconscient, rationnel et émotionnel, ordre et chaos, ce que l’on choisit d’exprimer et ce que l’on choisit de garder pour Soi font en réalité partie d’un même organisme : l’être humain.

Voyons à présent comment la dialectique du Yin-Yang propre à la médecine chinoise nous permet d’appréhender ces échanges.

Biao-li dans la médecine chinoise

Biao – Li [1] est un des couples fondamentaux qui est d’une grande importance pour plusieurs raisons. Il permet au thérapeute d’établir une relation thérapeutique avec son patient, de procéder au diagnostic puis surtout de savoir comment dérouler le traitement.

Commençons par rappeler que Biao-Li est un des quatre couples qui constitue les « Huit Principes » [2] propres au diagnostic. Il est le seul couple qui décrit un échange entre deux parties d’un même système comme l’avers et le revers d’un manteau. Les autres couples des huit principes décrivent une appréciation qualitative (chaud-froid) ou quantitative (vide-plein). Avers et revers communiquent grâce à un principe de résonance : pour se répondre, elles doivent résonner sur une même fréquence. Cette même fréquence n’est autre que la complémentarité de deux mouvements Yin-Yang qui est différente pour chaque système observé.

En effet, le Su Wen nous le dit dans son chapitre 25 :

« L’homme vivant a un corps qui n’échappe jamais au Yin-Yang. ».

Dans le corps humain, on trouvera donc une multitude de relations biao-li reliées par une résonance, à la façon de poupées russes, imbriquées à de multiples niveaux. Le premier et le plus célèbre de ces couples est sans doute la relation « forme corporelle – souffles »「形気」. La fin du chapitre 6 du Su Wen nous le présente :

« Zhong Zhong, ils vont et viennent le Yin-Yang !

Ils se concentrent, ils se diffusent,

Réalisant la totalité de leur circuit :

Souffles au revers (ura)

Forme corporelle à l’avers (omote),

S’accomplissent l’un par l’autre. »

Le commentaire nous dit : « C’est grâce à une forme corporelle que les souffles peuvent se concentrer et demeurer ; mais grâce à cette concentration de souffles, qui se diffusent partout à partir du centre, le corps s’anime et persiste. A l’interaction des deux, se développe le mystère d’une Vie. ».

Les souffles sont ici en position de revers, car représentants tous les dynamiques cachés de l’être, comme le dynamisme énergétique ou, la sphère psycho-émotionnelle. La structure corporelle désigne ici tout ce qui a trait au corps manifesté : peau, poils, liquides organiques, muscles et organes… La structure corporelle est donc bien plus manifestée et visible que les souffles qui animent l’intériorité de l’être.

Notons que les souffles sont également mis en relation dans le cadre d’un autre couple biao-li, avec le Sang. On parle du couple « sang-souffle » : ki-ketsu「気血」. Dans ce contexte, les choses s’inversent : les souffles prennent la position d’avers (omote) et le sang de revers (ura). En effet, ce sont les souffles qui provoquent le mouvement du sang et c’est du sang que proviennent les différents souffles. Dans ce cadre-là, on peut dire que le sang est la « face cachée » des souffles, son ura.

De la même façon que pour le Yin-Yang, on voit bien que ces couples ne se définissent qu’en relation l’un par rapport à l’autre. Rien n’est intrinsèquement Yin ou Yang, de la même façon que rien n’est fondamentalement omote ou ura. Ils doivent se comprendre l’un en rapport avec l’autre. C’est ce qu’on appelle « l’identité relationnelle ».

Les exemples d’omote-ura dans le corps sont nombreux, on peut par exemple distinguer 5 grands niveaux dans la structure corporelle et énergétique où se répondent des couples avers-revers : (ici du superficiel vers l’intérieur).

1. Dans la structure corporelle

  • Peaux & poils, muscles et circulation superficielle sont l’avers du corps
  • Organes (zang), Os et moelles désignent le revers.

2. Dans les grands méridiens

  • Les 3 Yang sont avers
  • Les 3 Yin sont revers

3. Dans les Yang

  • Taiyang est avers
  • Yangming est revers

4. Dans les Yin

  • Taiyin est avers
  • Shaoyin est revers

5.     Dans un système (ex : le système digestif)

  • Le viscère est avers (ex : Estomac)
  • L’organe est revers (ex : Rate)

Le praticien, connaissant les interactions entre ces différents couples, observe et distingue clairement ce qu’il a sous les yeux :

 « Par les manifestations (omote), il parvient aux structures (ura) ;

 Par la seule observation de l’aspect que présentent

 Le dépassement (plénitude) et la non-atteinte (vide),

Il perçoit le subtil et décèle ce qui ne va pas ;

 Son art n’est jamais en défaut. » (SW5)

Un élément demeure nécessaire pour une telle observation : l’attitude et la posture du praticien. D’où observe-t-on ? La posture intérieure et extérieure est fondamentale pour que se noue une véritable «relation thérapeutique ». En effet, nous ne traitons pas des symptômes ou des maladies, nous accompagnons d’autres êtres humains à se sentir « vibrer » avec paix et joie dans leur relation avec eux-mêmes, leurs proches et leur environnement. Ce n’est que lorsque cette résonance se rétablit entre leurs univers intérieurs et extérieurs (leur propre omote-ura) que ce qu’on nomme « maladie » disparaît alors. Pour cela, il faut que se réalise la première des résonances thérapeutiques : celle qui se produit dans l’espace du cabinet entre thérapeute et patient, entre donneur et receveur, entre Ciel et Terre. Ainsi, c’est par sa connaissance intérieure, par la connaissance de son propre aspect ura, le praticien se relie au ura du patient, à sa part d’ombre. Lorsque omote et ura se répondent, alors se noue l’alliance thérapeutique. Le chapitre 6 du Su Wen nous le disait déjà il y a plus de deux millénaires :

« Par ce qui est de lui, il (le praticien) parvient à l’autre. » (SW6).

Ce n’est pas sans rappeler les mots d’Akinobu Kishi, fondateur du Seiki : « Dans la résonance, je ne sais pas si c’est le patient qui me traite ou moi qui traite le patient. ». (p.136)

Ensemble et séparé à la fois, universel et singulier sont les deux aspects de la Vie qui communiquent et se répondent. Ou plus simplement comme disent les Thaïlandais : « same same but different ».

Puisse cet article nous permettre de rentrer en résonance avec nous-mêmes, nos patients, et l’univers, afin de retrouver l’unité sous son double aspect.


Notes :

[1] Puisque nous sommes désormais dans le cadre du vocabulaire propre à la médecine chinoise, nous avons choisi de les désigner tels qu’ils étaient dans les textes, c’est à dire en chinois plutôt qu’en japonais. Il s’agit strictement de la même chose.

[2] Pour rappel, ces 8 principes sont : Yin-Yang, biao-li, chaud-froid, vide-plein.


L’auteur

Julien Chabert

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